Pourquoi ce livre ?

Dans un monde où "schizophrénie" est devenu le maître mot, où l'on se rue dans une course effrénée vers le futur, les yeux souvent fermés, où beaucoup de gens crient, bien peu parlent et encore moins laissent les autres parler; voila précisément ce que nous avons voulu faire: écouter et laisser parler.
Laisser parler ceux qui, pendant cinquante ans, n'ont jamais eu la possibilité de le faire, plongés qu'ils étaient dans le tourbillon de 1'histoire qui les dépassait et qui les a laissés sans voix et le souffle court.

Ce livre est le résultat de longues conversations, souvent pleines d'émotion, que j'ai eu avec 150 personnes environ au cours d'une année. I1 s'agit de personnes qui ont contribué à
écrire une partie de l'histoire sociale et économique de l'Italie, peu connue du grand public et dont on ne possède que très peu de documents. Les mineurs, leurs femmes, leurs enfants ont finalement eu la possibilité de raconter leurs expériences, de formuler des critiques, d'émettre des jugements.
Nous avons ainsi parcouru avec eux les tourments du "voyage de l'espoir" qu'ils ont fait il y a cinquante ans et nous avons interrogé ceux qui les ont accompagnés et ceux qui les attendaient lors de leur arrivée en Belgique. Nous avons écouté ceux qui voulaient distiller, en une heure de conversation, cinquante ans de vie et de souffrances. Nous avons visite les anciennes "cantines", photographié ce qui reste des premiers logements, souvent délabrés et bien loin des "logements convenables" prévus par 1'Accord signé en 1946 entre 1'Italie et la Belgique.

Tous les intervenants ont collaboré à écrire ce livre par la sueur d'une vie d'efforts, souvent le souffle court, les poumons détruits par le fléau des mineurs: la silicose. Parfois ils devaient s'arrêter dans le récit de leurs souvenirs douloureux, les yeux pleins de nostalgie pour une Italie qu'ils avaient quittée dans des moments difficiles mais qu'ils n'ont jamais oubliée.
Les femmes des mineurs occupent une place spéciale dans ce livre. Très vite, elles ont joué un rôle de premier plan, surmontant les difficultés que supposait cette transplantation d'une société dans une autre, jetant un pont entre la culture italienne et la culture belge, enrichissant par 1à même le pays d'accueil, et pas seulement parce qu'elles ont appris aux belges à préparer les pâtes.

Parmi les personnes interrogées on retrouve des syndicalistes et des prêtres, ainsi que des représentants des ACLI d'hier et d'aujourd'hui (Associazioni Cristiane Lavoratori Internazionali - Associations Chrétiennes des Travailleurs Internationaux), qui ont expliqué les stratégies et les objectifs de l'organisation. Des artistes et des poètes ne sont pas en reste, choisis parmi ceux qui ont entretenu des liens étroits avec la communauté minière et qui ont même parfois été mineurs eux-mêmes.
On n'a pas oublié non plus les enfants des mineurs, cette fameuse "deuxième génération" qui regrette bien souvent de n'être "ni viande ni poisson". Ils ont raconté leurs expériences, de l'impact causé par cette réalité nouvelle complètement différente de celle de leurs villages jusqu'aux difficultés qu'ils ont rencontrées à l'école, parfois milieu hostile mais parfois creuset de l'intégration. Ces enfants qui ont voulu racheter les humiliations supportées la tête haute par leur parents, en étudiant et en travaillant avec acharnement afin de gravir, avec la même dignité, les échelons d'une société, qui au départ les avait accueillis avec difficulté.

Ce livre, publié par les ACLI et que j'ai moi-même édité, ne se veut ni un livre d'histoire ni un livre de sociologie. L'histoire y est tissée par les souvenirs de chacun, la sociologie révélée par des brides de leur vie. I1 s'agit en fait, par la richesse des photos qui l'illustre - dont beaucoup ont été fournies par les intervenants eux-mêmes - d'un gros album de famille, à feuilleter avec parents ou amis afin de se souvenir ensemble de ceux qui ont vécu ces mêmes expériences et qui, à cause de la limitation de pages, n'ont malheureusement pas pu figurer dans cet ouvrage.

Cependant, tous ceux qui n'ont pas été "à l'école des coups durs" devraient lire attentivement ce livre car même ces événements, lointains et pratiquement oubliés, font partie intégrante de l'histoire de 1'Italie et de la Belgique.
Ce livre a été publieé à l'occasion du 50ème anniversaire de la signature de l'accord d'émigration entre la Belgique et 1'Italie le 23 juin 1946. L'Italie s'était engagée a envoyer 50.000 hommes dans les mines belges et la Belgique, pour sa part, à fournir du charbon à l'Italie, à un prix préférentiel, afin de soutenir sa reconstruction industrielle.

Maria Laura Franciosi
Journaliste
Bruxelles, 8 novembre 1996